Qui est thérapeute ?
Par Patrick Shan
« Dois-je vous appeler Docteur
? » me demandent parfois des patients en mal de repères, désorientés par ma
fonction thérapeutique non clairement estampillée, moi qui pratique la médecine
chinoise tout en n’étant ni chinois, ni diplômé de médecine occidentale. Ce à
quoi je leur réponds le plus souvent : « Appelez-moi machin ! », et qui
généralement achève de les perdre. Il serait en effet malsain d’entretenir le
doute, et je ne suis pas de ceux qui se flattent de la confusion. Cette
déférence atavique entretenue chez nous depuis des siècles par -et pour- le
corps médical ne va pas dans le sens de l’émancipation des malades que devraient
viser les pratiques de santé.
Étymologiquement parlant, je pourrais raisonnablement me qualifier de médecin
puisque je pratique une médecine, même si celle-ci n’est pas originaire « de
chez nous ». Elle n’en demeure pas moins la plus vieille médecine du monde, et
la plus répandue sur la planète après la médecine occidentale. Le qualificatif
d’« ethnomédecin », utilisé par l’Organisation Mondiale de la Santé pour
désigner les praticiens de médecines traditionnelles et autochtones, est plus
juste et permet d’éviter la confusion dans l’esprit des gens. Les fédérations de
médecine chinoise en France ont pour leur part choisi une appellation commune
qui est : « Praticien en Médecine Traditionnelle Chinoise ». C’est un peu plus
long, mais cela réduit davantage encore le risque d’amalgame.
Poursuivons dans l’étymologie. Un docteur, c’est quelqu’un qui a passé un
doctorat, et pas uniquement de médecine. En Allemagne, on appelle couramment «
Herr Doktor » un ingénieur ou un architecte, par exemple. Mais en France, ce
terme est devenu synonyme à peu près exclusif de docteur en médecine
occidentale. Et comme je le disais plus haut, dans certains cas, pour d’autres
types de médecins. Si, en pratique, je connais beaucoup de (ethno)médecins qui
n’ont pas le titre de Docteur, je crois connaître aussi un certain nombre de
docteurs qui…
Des catégories de médecins, il en existe en fait autant qu’il existe de
médecines. Médecin tibétain, médecin ayurvédique, médecin chinois... Chacun
d’entre eux pose un diagnostic et un traitement dans les termes de SA médecine.
Un praticien de médecine traditionnelle chinoise, par exemple, n’est pas
habilité –car il n’a pas été formé à cela- de poser un diagnostic et de
prescrire un traitement de médecine occidentale. Mais à l’inverse, il peut
mettre au défi un médecin occidental de poser son diagnostic dans les termes de
la médecine chinoise –des termes qui auraient été familiers à Hippocrate ou
Asclépios-, et de prescrire une formule de pharmacopée chinoise adaptée à ce
diagnostic. Inutile de dire que la notion « d’exercice illégal de la médecine »
prendrait une toute autre signification si l’on se décidait enfin –mais on s’en
garde bien- à préciser à quelle médecine on fait référence.
Bref, le terme médecin étant ambigu, beaucoup se rabattent sur celui de
thérapeute. Au risque de quitter le monde des systèmes médicaux millénaires pour
rejoindre la cohorte des quelque 200 thérapies répertoriées comme «
alternatives, non conventionnelles, complémentaires ou parallèles » que compte
la France. Qu’est-ce qui distingue un médecin d’un thérapeute ? Le second terme
est à la fois plus général et plus vague que le premier, tout en faisant
référence à des domaines plus limités. Je ferais personnellement le distinguo
suivant, sans pouvoir vous assurer toutefois que c’est celui qui prévaut dans
l’esprit de tous ceux qui se réclament de ces titres.
Un médecin est une personne qui a étudié la médecine, c’est-à-dire le
fonctionnement et le dysfonctionnement de l’être humain, ainsi que certains
moyens de rétablir ce dysfonctionnement. La connaissance qu’il a de la
physiologie et de la pathologie (comprises et exprimées différemment selon les
médecines) lui permet de poser un diagnostic, et d’opter pour différentes
méthodes thérapeutiques possibles en fonction de la pathologie à traiter. Un
médecin est un praticien « de première intention », c’est-à-dire que l’on peut
le consulter en premier lieu si l’on se plaint d’un trouble : il sera censé
savoir ce que l’on a, et si besoin référer à d’autres personnes mieux qualifiées
pour poser un diagnostic plus précis ou un traitement mieux adapté. Un médecin
doit donc également savoir poser ce que la médecine occidentale nomme « un
diagnostic d’exclusion », c’est-à-dire reconnaître une situation grave, et d’une
manière générale tout ce qui sort des limites de son champ de connaissance ou
d’action. Les maladies graves sont les mêmes pour toutes les médecines, même si
là encore chacune peut en avoir une approche diagnostique et thérapeutique
différente. L’idéal, pour la sécurité et le bien-être des patients, serait
qu’ils puissent bénéficier de « diagnostics croisés », comme cela se fait en
Chine ou en Australie entre médecine chinoise et occidentale. Mais cela suppose
une forme d’ouverture et d’échange, pour le moment encore inexistante en France.
Un thérapeute est une personne qui pratique une méthode thérapeutique ou une
technique de soin spécifique. Le thérapeute n’est pas praticien de première
intention, dans la mesure où son diagnostic se limite au champ de cette pratique
(il faut distinguer le thérapeute du spécialiste, qui lui est censé avoir étudié
la médecine). Une thérapie n’étant pas une médecine, le patient doit déjà savoir
par lui-même quelle technique thérapeutique convient à son cas, à moins qu’il
ait consulté préalablement un praticien généraliste, capable de l’orienter sur
la bonne thérapie (ce qui n’est pas toujours évident non plus). Les thérapeutes
incapables de faire le distinguo entre thérapie et médecine seront tentés de
faire « rentrer » tous les problèmes de leurs patients dans le cadre de leur
thérapie. C’est ainsi que, promenant votre mal de tête de thérapeute en
thérapeute, vous risquez de vous retrouver avec autant de diagnostics que de
praticiens : problème cervical pour le chiropracteur, digestif pour le
diététicien, émotionnel pour le psychothérapeute, plombage pour le « dentiste
énergéticien », etc. Reste à prier pour qu’il ne s’agisse pas d’un envoûtement,
auquel cas il reste le curé.
Il y a aussi ce qu’on pourrait nommer les « pseudo-thérapeutes ». Des personnes
qui ne pratiquent pas des techniques de soins mais simplement de bien-être, et
qui jouent parfois sur la similitude de technique pour s’autoproclamer
thérapeutes. Prenons l’exemple du massage : il peut être pratiqué par n’importe
qui, spontanément. Il peut aussi avoir été étudié pour être pratiqué dans un but
d’esthétique ou de relaxation. Il peut enfin avoir été étudié et être utilisé
dans une perspective médicale, pour obtenir un effet thérapeutique précis. Entre
le ou la petit(e) ami(e) qui vous détend les trapèzes le soir, le masseur «
californien » qui vous fait un soin relaxant au sortir du Hammam et le kiné, le
praticien de Shiatsu ou de Tuina qui vous fait grimacer sous les doigts, qui est
thérapeute ? Même équivoque possible dans le domaine de la psychologie et de la
psychothérapie, qui sont au départ des qualités humaines d’écoute et de conseil
plus ou moins innées, mais qui doivent aussi faire l’objet d’études, car dans le
cas de la pathologie, il s’agit de pratiques à risque. Nombre de médecins et de
thérapeutes, d’ailleurs, mériteraient une formation minimale dans ce domaine au
lieu de croire qu’à partir du moment où l’on est soignant et que s’adresse à un
malade, on fait forcément de la psychologie ou de la psychothérapie, comme
Monsieur Jourdain faisait de la prose.
Dans le domaine des thérapies comme dans celui des médecines, le problème
consiste bien sûr à déterminer qui est sérieux et qui ne l’est pas. Et ce n’est
pas une mince affaire, car les critères sont multiples et pas toujours
objectifs. On rencontre parfois des grands professeurs qui font de piètres
médecins... et vice-versa. Le diplôme ? Il prouve que l’on a su quelque chose à
un moment donné, mais après ? Quant à l’expérience, si elle consiste à suivre la
même routine, voire à reproduire les mêmes erreurs pendant des années, elle
trouve elle aussi rapidement ses limites. On a également vu souvent des
praticiens fort consciencieux manquer de travail tandis qu’à quelques pas de là,
un confrère gouailleur ne désemplissait pas malgré un travail très approximatif.
Alors ?
Reste le travail de lucidité des patients eux-mêmes. L’adieu à la déférence au
profit de la formation critique des usagers de santé, qui doivent apprendre à se
comporter en partenaires curieux plutôt qu’en clients passifs, ou pire, en
victimes consentantes. Un petit conseil : n’appelez plus personne Docteur. Vous
amènerez les thérapeutes de tous poils à travailler plus sérieusement, et les
enfants d’Hippocrate, comme ceux de Sun Si Miao, à respecter plus souvent leur
serment.